Des essais brefs aux essais libres Montaigne à l'aune de l' honnesteté
Résumé
L 'image d'un Montaigne portraitiste de lui-même, guidé absolument par un désir de peindre l'« essence » et poussant l'impertinence jusqu'à entretenir les
dames de ses défectuosités physiologiques, fait ombrage au Montaigne soumis, comme tous les mortels, aux lois de l'échange, mondain et philosophique: pour être entendu, voire être lu, il faut solliciter l'intérêt de l'auditeur ou du lecteur. Il n'y a ici qu'apparence de truisme. Certains affirment en effet qu'une «lecture, même approfondie, des Essais révèle l'absence de toute composition2 ».À plus forte
raison dirait-on que Montaigne n'obéit à aucune règle rhétorique. [...]
Références
Michel de Montaigne, Essais, édition Pierre Villey, sous la direction
et avec une préface de V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 1965, Il, 10, 408
a (note 7). Les prochains renvois à cette édition seront désormais
indiqués entre parenthèses.
Les commentateurs sont nombreux, depuis quelques années, à
proposer une analyse« rhétorique» des Essais, mais nombre d'entre
eux insistent sur le projet subjectif qui régirait leur écriture. Cf.,
entre autres, les actes du colloque Montaigne et la rhétorique, Paris,
Champion, 1995; Jeanne Demers, «Les Essais, anti-rhétorique ou
nouvelle rhétorique », dans Montaigne et la Grèce, Paris, Amateurs de
livres, 1990; Mary McKinley, « Montaigne's Reader. A Rhetorical and
Phenomenological Examination », dans Montaigne. Regards sur les
Essais, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1986; Rhétorique de
Montaigne, édition de F. Lestringant, Paris, 1985; D'autres refusent
catégoriquement toute vélléité rhétorique à l'auteur des Essais,
comme Joseph-Guy Poletti, Montaigne à bâtons rompus: le désordre
d'un texte, Paris, José Corti, 1984, p. 107.
Hegel, Esthétique, traduction de Charles Bénard, Paris, Librairie
Générale Française, 1997, II, p. 438.
Malgré le «système >> rhétorique aristotélicien, qui assigne catégoriquement
ses propriétés aux différents éléments du discours rhétorique
{orateur 1 eth os, enjeu/logos, auditeur 1 pathos), il faut
convenir avec Michel Meyer (Questions de rhétorique. Langage, raison
et séduction, Paris, Le Livre de Poche, 1993), que cette relation est
toujours beaucoup plus complexe. «Pathos, logos et ethos se retrouvent,
sans que l'on puisse toujours les démêler avec précision»
{p. 28).
Le caractère versatile de l'honnête homme est reconnu comme une
qualité fondamentale du courtisan aussi bien par Castiglione que
par Faret: «Cette souplesse est l'un des souverains preceptes de
nostre Art. Quiconque sçait complaire, peut hardiment esperer de
plaire. Et en verité l'une des plus infaillibles marques d'une ame
bien née c'est d'estre ainsi universelle et susceptible de plusieurs
formes, pourveu que ce soit par raison, et non par legèreté ny par
foiblesse » (Nicolas Faret, L'honneste homme ou l'art de plaire à la court,
cité par Villey, op. cit., p. 1134).
Nous pourrions appliquer à Montaigne le commentaire de JeanClaude
Morisot sur l'Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil de
Jean de Léry: «Il faut donc attribuer le succès du Voyage à ses
qualités propres; celles d'une oeuvre qui, tout en accomplissant avec
une rare rigueur le projet descriptif, ouvrait à l'expression d'une
sensibilité personnelle, parfois même au lyrisme, un genre jusqu'alors
sèchement documentaire» («Introduction», dans l'Histoire
d'un voyage fait en la terre du Brésil, Genève, Droz, <
la Pensée Politique>>, 1975, p. xiv).
Pierre Barrière, Montaigne gentilhomme français, Bordeaux, Éditions
Delmas, 1940, p. 83.
La réflexion de Bernard Beugnot dans Le discours de la retraite au
XVIlf siècle (Paris, PUF, 1996) montre que, dès l'époque de Montaigne,
la société française a cherché à renouveler ces deux modèles
de vie antiques. Montaigne s'efforce d'élaborer une voie médiane
entre deux positions sociales et philosophiques encore opposées à
la fin du XVI" siècle, position qui ne serait pas une «version noire
de l' otium», c'est-à-dire l'oisiveté, «entre-deux maléfique de l'action
et de la contemplation» (cf. Beugnot, p. 46), mais plutôt une version
intermédiaire, «composite» positif des deux paradigmes généralement
antagonistes.
Quintilien, De l'institution oratoire, XI, 1, traduction sous la direction
de M. Nisard, Paris, Firmin-Didot, s.d.
James J. Supple, (Arms Versus Letters. The Military and Literary Ideals
in the Essays of Montaigne Oxford, Clarendon Press, 1984), montre,
en citant l'étude de John B. Robertson, que la topique militaire
n'est absente que de 13 chapitres sur un total de 107. Supple
rapporte par ailleurs ces paroles de Mlle de Gournay: " Quelle
escole de guerre et d'estat est-ce que ce livre ? » (p. 59).
Jean-Pierre Boon consacre un chapitre de son étude Montaigne,
gentilhomme et essayiste (Paris, Éditions Universitaires, 1971) à cette
particularité sociologique de la noblesse et parle des Essais comme
d'un <
il faut consulter James Supple, Arms Versus Letters, ibid.
Cicéron, que Montaigne cite continuellement- dans les trois livres
- sans le nommer, source intarissable d'inspiration, a le défaut
d'être surtout connu comme rhétoricien dans les milieux auliques
du XVIe siècle. Le philosophe moral que Montaigne apprécie
(<
mon desseing, ce sont ceux qui traitent de la philosophie signamment
morale»; Il, 10, 413 a) vit dans l'ombre du maître incontesté
de l'éloquence. Ainsi De oratore, Brutus et Orator constituent les trois
grands absents des Essais, alors que le dialogue est constant avec
d'autres oeuvres de Cicéron (en particulier avec De .finibus, De natura
Deorum, De officiis et Tusculanes).
Joachim Du Bellay, "Le poète courtisan ''• dans OEuvres poétiques, II,
Paris, Classiques Garnier, 1996, vers 13-14.
Pierre de Ronsard, Abbrégé de l'art poétique, dans OEuvres complètes, II,
op. cit., p. 1175.
Pierre Fabri, Le grant et vray art de pleine rhetorique, Genève, Slatkine
Reprints, 1969, p. 69-70.
Antoine Compagnon, <
brèves de la prose, Paris, Vrin, 1984, p. 14.
L'idée de «convenance» et d'<< honnesteté >> chez Montaigne revêt
bien entendu un caractère philosophique que l'on retrouve tel quel
dans la pensée de Platon. Dans La pharmacie de Platon (Dissémination,
Paris, Seuil, 1972, p. 69-197), Jacques Derrida met clairement en
évidence la<< dynamique» de la parole par opposition à l'inertie de
l'écriture {pour Platon): «Le logos, être vivant et animé, est donc
aussi un organisme engendré. Un organisme: un corps propre différencié,
avec un centre et des extrémités, des articulations, une tête
et des pieds. Pour être ''convenable", un discours écrit devrait se
soumettre comme le discours vivant lui-même aux lois de la vie»
(p. 89). Sur cette question de la parole vivante, il faut consulter
l'étude de Gérard Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne: l'écriture comme
présence (Paris, Champion, 1987).
Angelo Poliziano, Épîtres, VIII, 16, dans Giovanni Francesco Pico della
Mirandola & Pietro Bembo. De l'imitation, traduction et présentation
de Luc Hersant, Paris, Éditions Aralia, 1996, p. 126.
En effet, les allongeails contenus dans l'exemplaire de Bordeaux
font place à deux cent soixante-dix «allégations» de Cicéron sur un
total de quelques milliers d'additions.
Ce ne serait certes pas l'avis de Joseph-René Poletti: «Car on peut
tenir un discours en désordre pour des raisons politiques -
masque à la force corrosive de la pensée - artistiques - maniérisme
symétrique autour d'un tableau central- critiques- reproduction
et dénonciation des vésanies du discours commun - mais
non faire du désordre une logique de l'écriture» (op. cit., p. 110).
Et pourquoi donc?
L'édition de 1588 marque un nouveau moment dans la réception
des Essais, comme le souligne Dudley M. Marchi dans Montaigne
Among the Moderns. Reception of the Essais (Oxford, Berg hahn Books,
: «Oppositions begin to appear after the publication of the
third book in 1588, for the most part in the form of reservations
about Montaigne's stylistic idiosyncrasies· and what was perceived as
his intellectual incoherence » (p. 23). Voir aussi Cathleen M. Bauschatz,
« Montaigne's Conception of Reading in the Context of
Renaissance Poetics and Modern Criticism », dans Susan
R. Sole iman et Inge Crosman ( ed.), The Reader in the Text. Essays on
Audience and Interpretation, Princeton University Press, 1980, p. 264-
Pour Villey il ne s'agit pas d'une décision rhétorique mais bien
d'une découverte de soi de moins en moins subordonnée à
l'opinion: «Le succès l'avait confirmé dans son dessein de se
peindre et avait fait taire en lui les appréhensions d'autrefois»
(op. cit. ' p. xxviii).
Marchi, faisant référence au commentaire de Charles de Sercy, dans
sa préface à l'édition de 1677 des Essais, mentionne que «the
"agréable réduction" and expurgation of ali "ornements superflus"
was the trend Montaigne's editors would follow for nearly a century
and a half, (op. cit., p. 49).
Jean de La Bruyère, Les caractères, présentation et notes de Louis
Van Delft, Paris, Imprimerie nationale, 1999, 29.