La mise en scène de l'évangélisme militant (et clandestin) vers 1533-1535. Les moralités de La Maladie de Chrétienté et de La Writé cachée publiées par Pierre de Vingle à Neuchâtel
Résumé
L a technique du dialogue permet, on le sait, d'aller vite et droit au but, en faisant entendre des voix différentes présentant des perspectives différentes voire contradictoires, dosées au gré d'une situation de discours donnée. D'où son emploi aux débuts de la Réforme dans les nouveaux catéchismes, dans les traités savants en dialogue et, dans son emploi le plus complexe, dans les «moralités polémiques» où le dialogue sert à dramatiser une théologie. Aussi bien, ici, en présenter les grandes lignes avant d'entrer en matière : [...]
Références
Notes
Petit de Julleville, pp. 4-5.
Voir infra note 4. Sur la question de l'importance du théâtre dans
la Réforme en France, Claude Longeon dans l'édition critique des
'Ihéologastres (1989), l'une des «moralités polémiques» les plus
connues, prend une position proche de celle de J.-P. Bordier: «La
Farce des 'Ihéologastres apporte la preuve du rôle, plus déterminant
que celui que d'ordinaire on lui assigne, aussi important sans doute
que celui des sermons, des pamphlets et des chansons, qu'eut en
France le théâtre dès les années 1520, dans la diffusion de sensibilités
religieuses nouvelles, particulièrement celles d'un «évangélisme>> attentif
à la voix d'Erasme et point insensible à certaines positions
de Luther» (39-40). Sur l'importance respective du théâtre, de
l'imprimerie, de la chaire et de la chanson dans la dissémination
de la Réforme, on a beaucoup écrit, beaucoup imaginé surtout, la
spéculation dépassant de loin les preuves, rarissimes comparées à
l'abondance des conjectures. Pettegree (2005) donne en survol un
état de la question.
Aujourd'hui le théâtre fait si peu partie de notre quotidien que c'est
à peine si on reconnaît, sous leurs acceptions plus modernes, que
ces mots rôle, jouer, personnage, portent encore, comme de vieux costumes
délavés, leurs origines proprement théâtrales, «rôle» venant
du petit parchemin (roi/et) qu'on déroulait en lisant ses répliques
(replicare 'replier, plier en arrière son rollet'); «jouer» de jocare 'faire
le badin'; et <
théâtre'. « Qyi saura la passion du Moyen Age pour son théâtre ... »
disait Petit de Julleville (note liminaire). Mais de son temps encore,
à Paris au xrxe siècle, il y avait des théâtres partout, des centaines de
théâtres, comme aujourd'hui des cinémas; la vie quotidienne en était
encore pénétrée. Images à retenir en abordant la question de savoir
la place qu'occupait l'ancien théâtre dans la propagande religieuse, et
dans le corpus vinglien.
Soit, pour le théâtre religieux, 5 jeux religieux des xne et XIII" siècles;
5 miracles et drames religieux du XIV" siècle ; 181 mystères
des XV" et XVJ• siècles (Runnalls 2004). Le plus clair de ce qui subsiste
du théâtre «comique et profane» est conservé dans quatre
compilations manuscrites, les recueils dits La Vallière, Trepperel, de
Florence, de Londres; la plupart des pièces qu'elles contiennent ont
fait l'objet d'éditions modernes. Pour les indications bibliographiques
sur le théâtre français du Moyen Âge et de la Renaissance, consulter désormais en premier lieu Darwin Smith et M. Bonicel
au site «Menestrel» : http:/ /www.ccr.jussieu.fr/urfist/menestreV
theatre/textes.htm d'où on peut accéder à un nombre considérable
(et croissant) de textes disponibles en ligne, et répertoriés selon les
bibliographies standards : Les Mystères français imprimés de Graham
À. Runnalls (Paris, Champion, 1999), et pour les farces et moralités
le Répertoire du théâtre comique français du Moyen Âge d'Halina
Lewicka (Paris-Varsovie,P.À.N.-C.N.R.S., 1982),et le Répertoire des
farces françaises des origines à Tabarin de Bernard Faivre (Imprimerie
Nationale, 1993).
Pour le détail sur ces points je renvoie au chapitre que j'ai consacré à
la question « Qy'est-ce qu'une "moralité polémique?"», dans Théâtre
et propagande aux débuts de la Réforme (pp. 17-36), duquel je ne reprendrai
ici que les grandes lignes. On en trouvera un abrégé dans
Beek 1987. Rappelons que la moralité ne détient pas le monopole
de la polémique et de la satire; de nombreuses sotties dénoncent à
leur manière les mêmes abus. Voir à ce sujet la mise au point comparative
que propose J.-P. Bordier (2001) où on trouve entre autres
un commentaire de la Moralité de Chrétienté dont les informations
sont riches et les appréciations judicieuses. Avec un sens sûr des
grands ensembles, l'auteur situe, finement nuancés à l'intérieur des
panoramas, lignes de force et détails révélateurs; à notre sens les
meilleures pages de synthèse qui aient été, à ce jour, consacrées à
cette pièce. Aux références toutes récentes et à d'autres classiques
citées par J.-P. Bordier nous n'ajouterons que les pages lumineuses et
pénétrantes écrites dans les années 1920 par lmbart de la Tour sur
l'importance du théâtre dans la propagande protestante en France
(IV: 281-289). Sans avoir connu toute l'ampleur qu'allait prendre la
documentation sur ce sujet, lmbart de la Tour a parfaitement compris-
ayant su faire la part des choses et ne se méprenant pas sur le
poids relatif et effectif de la culture populaire par rapport à la culture
savante-, les ressorts dont dépend la puissance du théâtre populaire,
tout comme Guillaume Farel et ceux qu'il a convoqués à Neuchâtel
ont dû les avoir compris pour les avoir mis en oeuvre.
Pour les origines de la moralité dans le sermon médiéval, cf. Beek
Sans doute est-ce à cause de ces origines que la moralité
religieuse reste le «modèle du genre» (Helmich) bien que, numériquement
du moins, en France la moralité politique en soit plus
représentative.
Il s'agit du Maistre d'escolle. «Le terme de farce s'emploie si fréquemment
pour désigner des pièces que nous n'hésiterons pas à qualifier
de moralités, qu'on peut en conclure (ce qui est confirmé par d'autres documents) que le mot ne désigne pas forcément un genre dramatique
opposé à d'autres, mais une pièce quelconque, courte, destinée
à la représentation» (Helmich, 1980, III : ix).
Aussi Timothy Reiss conclut-il, après Petit de Julleville cent ans
plus tôt, que la majorité des premiers auteurs de tragédies en France
«considérait que le genre tragique avait des racines nationales étroitement
liées à la culture de la fin du Moyen Age» liées en particulier
à la moralité. Ainsi Lazare de Baïf définissant en 1537 la tragédie
dans l'introduction de sa traduction de l'Électre de Sophocle : «la
tragédie est une moralité composée de grandes calamités, meurtres,
et adversités survenues aux nobles et excellents personnages».
Une moralité. En 1543, Marot loue encore le «bien resonnant stile »
des deux Gréban, auteurs de mystères, et en 1548 Sébillet dans son
Art poétique françois écrit que «la moralité française représente en
quelque sorte la tragédie grecque et latine, singulièrementment en ce
qu'elle traite faits graves et principaux. Et si le Français s'était rangé
à ce que la fin de la moralité fût toujours triste et douleureuse, la
moralité serait tragédie».
Pour s'en convaincre, on n'a qu'à se reporter aux 16 moralités du
recueil La Vallière, désignées par le copiste-rubricateur tantôt
«moralité» (9 pièces, dont 8 ont trait à des sujets politiques et d'actualité),
tantôt «moral» (7 pièces, dont le trait dominant est bien
la gravité homilétique). Ainsi au lieu d'une ligne de démarcation,
il vaut mieux parler de modulations reliant les moralités satiriques
et politiques, plus nombreuses, aux «graves moralités» homilétiques
qu'au XVJ• siècle le copiste du recueil La Vallière distingue par la
désignation <>.
Pettegree (2005), auteur par ailleurs copieusement informé sur
d'autres aspects de la diffusion de la Réforme. Pourtant, dans son
chapitre sur «The Reform on Stage,» il mentionne Pierre Gringore
en tant qu'auteur d'un «Jeu de Princes»(= Le jeu du prince des sots)
qu'il ne décrit pas, ainsi que Marguerite de Navarre dont il évoque
non pas L1nquisiteur, mais ... I'Heptaméron (91).
Calvin était-il aussi vigoureusement contre le théâtre qu'on le dit? À
ce sujet, sa position n'est pas ambiguë mais nuancée. En fait Calvin
se méfiait du théâtre, et en condamait les abus tout en en tolérant un
usage scolaire édifiant, ainsi que, sur le tard (après 1560), un usage
«de combat>>. G. Bonet-Maury dans un article sur Le Monde malade
et mal pansé de Jacques Bienvenu reconnaît que «Calvin, dit-on,
aurait . . . fait condamner les gens à la prison pour avoir assisté
au concert ou à la comédie» et qu'à l'appui de cette position, les
partisans de la sévérité citent volontiers «le Traité contre les liber tins [Contre la secte fanatique et furieuse des libertins qui se nomment
spirituels (1545)]: «Qye tous gaudisseurs se départent de donner
des coups de bec et jeter leurs brocards accoutumés, s'ils ne veulent
sentir la main forte de Celui à la parole duquel ils devraient
trembler!» et surtout l'article 28 du chapitre XIV de la Discipline des
Eglises réformées: «
tragédies, farces, moralités et autres jeux, joués en public ou
en particulier, vu que de tout temps cela a été défendu entre chrétiens,
comme apportant corruption de bonnes moeurs; mais surtout,
quand l'Écriture sainte est profanée. Néanmoins, quand dans un collège
il sera trouvé utile à la jeunesse de représenter quelque histoire,
on le pourra tolérer, pourvu qu'elle ne soit comprise en l'Écriture
sainte et aussi que cela se fasse rarement». Cela dit, Bonet-Maury
s'attache à montrer que le réformateur ne s'en prenait qu'aux excès
et dérèglements, et que, en définitive, «Calvin, qui n'aimait pas le
théâtre, eut trop de sens politique pour se priver d'un auxiliaire aussi
redoutable, dans la lutte engagée contre le catholicisme»; à preuve
une série de décisions prises par le Conseil de Genève (1546, 1549,
autorisant de représenter moralités et comédies, dont celle du
Pape malade (1561) qu'on considère en général comme la plus violente
du répertoire. Sans oublier que «Calvin lui-même assaisonne
de plaisanteries son Excuse aux Nicomédites et son Traité des reliques,
et applaudit à l'Épître de M' Passavant et aux Satires de la cuisine
papale. Qyant aux tragédies, elles abondent ... » (Bonet-Maury, 211).
Raymond Lebègue (1929:289 ss.) reprend cette question à propos
de la permission accordée par le Conseil de Genève en 1546 pour
représenter la moralité des Actes des Apôtres, épisode mémorable
qu'évoqua naguère M. Soulié (1989: 649) et résumé comme suit par
Bonet-Maury: «La vénérable compagnie poussée par un fougueux
ministre, Cop, s'y oppose. Le Conseil passe outre et accorde la permission.
De là grande indignation des ministres; il fallut un sermon
de Calvin pour les apaiser et Viret assista à la représentation qui fut
donnée en juillet place de Rive devant un peuple immense» (212).
Voir en dernier lieu, Ehrstine et Mourey.
Imbart de la Tour, IV: 288-289. Bien d'autres poursuites, bien
d'autres condamnations moins sévères que la peine capitale ont résulté
de la représentation de moralités polémiques au XVIe siècle.
Édits du 19 janvier 1535 et du 17 juin 1551, arts. 31 et 37, dans
Isambert II : 402, XIII : 201, 204.
Maître Michel, c'est «Michel d'Arande, ami de Farel & prédicateur
appelé à Meaux par l'évêque Briçonnet» (H.-L. Bordier, Chansonnier
huguenot, xv).
. Ed. Guerini, cité dans Bordier, p. 16.
Voir la thèse de David El Kenz, Les Martyrs dans la France du
xvr siècle. Étude à partir des pamphlets, des occasionnels et des gravures
(1995) publiée en 1997.
Cf. Beek 2004. Cette date de janvier 1532 n'est pas incompatible
avec la possibilité, avancée par M. A. Screech, d'une première parution
de Pantagruel dès 1531 chez Claude Nourry à Lyon, d'où Pierre
de Vingle est parti vers la mi-1532 (Higman, 1998: 30n38).
Sur Antoine Augereau- son oeuvre, sa vie, sa mort-, un résumé du
peu qu'on sait de lui se trouve en épilogue au Maître de Garamond
d'Anne Cunéo (2002), magnifique hommage et mémorable récit,
historiquement informé là où la documentation le permet, sinon
artistiquement historié, avec goût et intelligence, générosité et
respect.
«The book trade in the sixteenth century was not without danger»,
observe Francis Higman. «The printers Antoine Augereau and
Etienne Dolet, the bookseller Jean de La Garde ail perished at the
stake; Pierre de Vingle, Robert Estienne and many others were
forced into exile (1996: 19)». Et F. Higman d'ajouter, en ce qui
concerne Simon Du Bois et Pierre de Vingle en particulier : «In
both cases there is a conscious, and courageous, commitment to the
spreading of a message, quite different from the commercial considerations
which [in the period 1511-1551] may lead a printer to
dabble in a few editions on the edge of respectability» (ibid., 20-21).
Car en fait, «for the most part, printers and booksellers were swayed
more by commercial considerations than by conviction» (22). Cf.
<
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